Crédit: Osman Karagöz

Mourir comme seule option

Ces deux gars avec moi, ce sont des rebelles nées. Face aux stigmas et à la discrimination, sociale et religieuse, ils ont choisi d’être mon ami. Je dis la même chose, parce qu’à l’époque, être mon ami, c’était aller à contre-courant. C’est un réflexe de s’associer à des personnes qui se ressemblent ou se rallier à des personnes d’une situation sociale à laquelle nous aspirons. Moi, je ne coche pas la case. Noir foncé, souvent qualifié de bleu marin, pauvre et vodouisant, pour me respecter je devrais soit être brigand, soit être intelligent ; au départ je voulais être un mix des deux, puis, j’ai essayé de me cultiver, peaufiner mon intelligence, être moi.

Notre amitié est comme pour beaucoup de jeunes haïtiens, quelque chose d’atypique. Nous ne sommes pas allés dans les mêmes écoles, nous avons des situations familiales différentes et sur le plan religieux, nous sommes chrétiens, catholiques et vodouisants. Au départ, nous n’étions pas prédestinés à être amis. Moi, le pauvre du quartier, de parents campagnards et vodouisants, j’étais la bête que tout parent voulait éviter à leurs enfants. Je me suis replié sur moi-même, me réfugiant dans les livres ; et, avec le temps, j’ai pu frayer un chemin à travers livres puis, grâce au savoir que je rencontrais sur mon passage.

Chacun pour une raison, nous avions fixé rendez-vous, pour une dernière célébration de la vie dans notre pays Haïti, au Nord d’Haïti. Vingt-trois jours, Une bouffée d’air nécessaire. Sur le plan temporel, c’est comme un éclair; mais dans notre banque de souvenirs, ce sera disponible des années en slow-motion, comme pour faire amplifier chaque milliseconde.

Dans la noirceur, nos souvenirs nous permettent de rallumer notre espoir, recentrer notre raison d’être et nous accrocher à la vie. Dans la mort, si les morts pouvaient en témoigner, j’imagine qu’ils diront que c’est tout ce qui leur est resté.

Cette année, les fêtes champêtres n’ont pas fait grand monde. La population locale n’a pas répondu à l’appel. Corona, Pays locks, Exécution du président Jovenel, gestion laxiste et manque de dynamisme du gouvernement actuel… Les maux se sont endormis sur les épaules des Haïtiens les plus pauvres. Si ce n’était les transferts de la diaspora, on aurait déjà une situation de famine.

Par contre, éviter les problèmes ne peut que contribuer à les empirer. Qu’il s’agisse du banditisme ou des problèmes économiques, en évitant de les adresser, le gouvernement du premier ministre Docteur Ariel Henry se fait complice. Espérons que le moment venu chacun aura à répondre de leur passivité et de leurs compromissions.

La nouvelle génération de touristes, curieuse certes, est plus attirée par le divertissement, guidée par la fievre de l’excitation. Ils ont envie de s’afficher, paraître et prouver leur existence. Quitte, souvent, à ne pas profiter de l’expérience du voyage, explorer, découvrir, s’ouvrir aux nouveautés. On rencontre les mêmes visages partout. Si on essaie de faire le profil démographique de cette clientèle, on découvre rapidement qu’elle est constituée d’une infirme partie de ce qui reste de la classe moyenne, de jeunes diasporas de la République dominicaine et des États-Unis ; d’enfants et de proches de dignitaires et de beaucoup Port-au-Princiens essayant de s’évader et continuer à exister… Et de jeunes (désorientés et inconscients) en quête d’un sens à leur existence.

Durant une semaine, comme une parenthèse dans notre vie, nous avons choisi d’arpenter bars et clubs des quartiers populaires du Cap-Haïtien. L’envie de vivre est là, le désir de pouvoir exister et s’accomplir dans son pays aussi.

Football, musique, cinéma et surtout politique, ils ont la capacité de passer d’un sujet à l’autre avec une finesse et une intelligence qui contrastent avec la vacuité de nos  »Radioman » et chroniqueurs les plus populaires. Contrairement à il y a quarante ans, le peuple s’est instruit. Ils continuent à le faire à chaque fois que l’État, les gangs et des missionnaires étrangers s’entendent pour rendre cela possible. L’école, c’est ce qui nourrissait l’espoir dans des milliers de familles haïtiennes durant les dernières décennies.

Une table a attiré notre attention. On s’y est approché et on nous invita à nous asseoir. C’est un homme de la cinquantaine et, de la manière que tout le monde le salue, on peut dire que c’est un notable de la zone. Le barman lui témoignait une considération soutenue comme s’il n’aurait pas dû être là où qu’il n’en a pas l’habitude.

Rapidement, sans même nous laisser parler, il s’est présenté. Lui, c’est pasteur Loulou. Il n’est pas là pour se saouler, il sait que ce n’est pas bon, que c’est un péché. Il croit en avoir encore le contrôle et que la ligne ne sera pas franchie. Qu’est ce qui l’amène ici ? Le dégoût, dit-il. Il n’en peut plus. Il n’avait jamais imaginé qu’il serait en position de dire ça un jour. Si ce n’était pour sa foi, peut-être qu’il aurait déjà choisi sa mort. Il s’est sacrifié toute sa vie pour l’éducation de ses trois filles. Il ne comptait pas sur elles pour vivre, dit-il avec un ton fier, c’est juste son devoir de père. Il espérait une vie meilleure pour elles. En Haïti ou n’importe où, mais dans de bonnes conditions.

La fille aînée est morte il y a trois ans à l’hôpital Justinien, les médecins étaient en grève à ce moment-là. « On dirait que parfois le destin conspire contre nous. Aujourd’hui encore, c’est très difficile d’en parler. Parfois je me demande si je ne suis pas mort avec du souffle. Comme si j’étais déjà enterré vivant. Ma dernière fille est morte à Port-au-Prince. Elle a fait ses études universitaires à Port-au-Prince et y est restée après. D’après ce qu’on m’a rapporté, en revenant du travail, elle fut atteinte d’un projectile à la tête. On ne sait pas trop d’où ça vient. La police et des gangs armés s’affrontaient dans les hauteurs de Port-au-Prince ce jour-là. Oui, il n’était pas encore cinq heures quand cela s’est produit. Elle était si calme et gentille. C’était une personne réservée.

Cet après-midi. Mon autre fille est venue me voir parce qu’elle veut partir loin d’Haïti. Elle veut laisser son emploi, vendre ce qu’elle a et y aller. J’ai beau essayer de la convaincre. Elle me dit qu’elle veut pouvoir choisir sa mort, d’ailleurs, elle se considère déjà l’être. Quand tu ne peux plus planifier, rêver, grandir dans ton pays, c’est comme si tu arrêtais de vivre. Son espoir de pouvoir réussir en Haïti est mort et, une partie d’elle avec. Alors, chaque jour qu’elle passe ici, c’est comme un supplice. C’est triste. Elle a longtemps cru pouvoir réussir en Haïti. Elle voulait vivre dans ce pays; d’ailleurs, c’est pour ça qu’elle y est revenue après ses études au Canada. »

On y a cru. Émancipation sociale par l’éducation, oui, on s’était accroché. Je connais beaucoup de monde qui s’est appauvri pour envoyer leurs enfants étudier dans des universités privées de Port au prince et de la République dominicaine. Ils voulaient les préparer à avoir une vie meilleure en Haïti. Ils n’ont jamais imaginé qu’ils vont devoir vendre et donner en gage tout ce qu’ils ont pour envoyer leurs enfants dans un pays étranger pour pouvoir devenir quelqu’un. Récemment, j’ai présidé la cérémonie de deuil d’un parent dont le fils est mort durant la traversée vers le Mexique. On ne sait pas ce que son corps est advenu, peut-être, mangé par des animaux. Voilà, abandonnés par nos élites, comme toujours, affronter la mort est devenue la seule option pour un peuple aspirant à une vie meilleure. Avant, c’étaient les bracelets, puis, les  »boat peoples » et aujourd’hui “Ti chili”.

On n’a pas échoué en tant que société, nos élites ont juste renoncé à nos idéaux au profit des intérêts de certains individus. Les escrocs au pouvoir ont séquestré et dérobé les ressources qui auraient dû nous servir, tous et toutes.

On est libre de choisir. Rester et attendre qu’un projectile, une grève, des manifestations ou une grève nous emporte. Partir avec conscience que des bandits, des militaires, des guérilleros, la faim, la soif, les barbelés, les scies ou les maladies peuvent nous emporter. Ou, ne pouvant plus lutter ou résister, s’ôter la vie… 

Pour le désespéré, mourir n’est même pas une option. Il est déjà mort. Il a arrêté de vivre à la minute où il arrêta de croire, d’oser, d’entreprendre et de nourrir son espérance d’un avenir meilleur. Que, par chance ou par miracle, à la suite des événements inexplicables, à la suite d’une rencontre, d’une parole ; d’une réflexion ou à la venue d’un messager, se produit une étincelle qui rallumera l’espoir de cette jeunesse abandonnée à elle-même.

Mourir ne devrait être aucune option !

Peterson Mompremier

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Auteur·e

belleayiti

Commentaires

Marie
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Ce texte devrait interpeller tout citoyen. Merci de peindre la réalité désormais si triste de notre pays.