Crédit: Daisy Laparra @ Pexels

Quelle est la valeur d’une vie ?

Cap-Haïtien, Shadda, quartier populaire décimé, dont les vestiges témoignent encore la promiscuité dans laquelle vivaient les gens. Je me localise pour vous dire que je suis Haïtien et que ce texte vous est parvenu depuis la cité christophienne, à moins d’une heure de Vertières, Bois-Caïman, Breda… J’ai rendez-vous avec un vieil homme, sur recommandation d’un ami, pour m’éclairer de sa lumière et augmenter mon degré de sagesse grâce à son savoir. Non, pas que je vais lui apprendre, aucune prétention, c’est juste que la sagesse et le savoir s’augmentent par eux-mêmes à mesure qu’on les partage.

Lui, c’est Kouda, je ne le savais pas avant de venir, mais il est de ces Haïtiens qui sont allés en Afrique afin d’aider dans l’éducation, après la décolonisation. Il avait moins de trente ans à l’époque, né un samedi de décembre, 20 ans après le massacre de plus de vingt mille Haïtiens par le président dominicain Rafael Trujillo.

 Il m’invite à aller chez lui, l’endroit où il m’a reçu c’est son point d’ancrage social ou il partage sa journée avec ses amis et ses expériences avec des jeunes. Bien que démoli, pour lui, cet espace où des gens se rencontrent pour jouer aux dominos et débattre sur tout ce qui se passe dans le monde, est l’une des raisons qui le maintient en vie. Il a refusé de rester avec sa famille aux États-Unis, qu’il considère être l’un des pires endroits sur terre pour vieillir et vivre heureux. “C’est l’incarnation d’un mal dont on n’arrive pas encore à qualifier”, pour reprendre ses mots.

Une fois à l’intérieur, il ouvre un frigo, curieux, j’observe, il me sort une enveloppe. Notant la perplexité dans mon regard, il me tend l’enveloppe en me disant que le frigo est un cadeau de son fils. Il a pu le récupérer après trois mois, en payant un frais de dédouanement à la banque nationale malgré les frais payés au transporteur par son fils pour que ce soit délivré au seuil de sa porte sans sou supplémentaire. Et, il n’a jamais pu l’utiliser, faute d’électricité. Le transformateur privé qu’ils avaient cotisé pour acheter dans son ancien quartier s’était explosé, il a décidé de rester en dehors de tout ça. « Ce n’est pas aux citoyens de substituer à l’État, c’est bien malheureux qu’on en soit là », déplore Kouda. À l’intérieur de l’enveloppe, des photos de lui en Afrique. Il sourit comme s’il les voyait pour la première fois. Pourtant, vu la manière qu’il m’a tendu l’enveloppe avec fierté, on peut dire que partager ses souvenirs d’un autre temps est devenu sa principale activité porte bonheur. Je ressens sa fierté à travers son regard et le sourire qui envahit son visage.

Aucune question n’a été partagée au préalable, on s’est juste laissé aller ; dans les lignes qui suivent, je vais essayer de vous transcrire le contenu de cet échange riche, grâce à une interview spontanée et sincère. Regrets, remords, souhaits, malgré le poids de l’âge ; c’est un homme jeune, optimiste et visionnaire, qui ose encore se perdre dans ses rêves et imaginer un monde nouveau. L’amour, les plaisirs, la violence, le capitalisme, la valeur d’une vie… beaucoup de sujets ont été abordés et survolés. D’une voix calme, il explique, partage, élabore. Il nous parle de ses expériences avec la vie, la mort et la richesse. Pour lui, le plus difficile est de parler de la vie, de l’avenir, quand on se retrouve à la porte de la mort.

Sur la république dominicaine, il croit qu’une certaine élite a instrumentalisé l’histoire et qu’Haïti, son pays, n’a jamais colonisé personne. Haïti n’a pas tiré profit de l’Est de l’île, il a juste choisi de protéger l’île entière contre un éventuel retour des puissances coloniales de l’époque, et, par conséquent, s’est protégé et établi les bases du nouveau monde. Nous n’avons jamais eu la velléité de soumettre quiconque en esclavage. On reproche à Boyer d’avoir fermé l’école, avec raison ; mais ce n’est pas qu’il a fait ça à la république dominicaine. C’était juste la politique de l’époque. Il a rouvert les écoles en République dominicaine contrairement aux écoles construites dans le royaume du Nord ; l’ancien président dominicain Balaguer en a fait mention dans son livre “La Isla al reves”, paru en 1984. Mais bon, pour revenir à Boyer, lui, c’était probablement un agent français en mission pour détruire l’élan et étouffer nos aspirations de l’après Indépendance.

Le mal haïtien est loin d’être un fléau ou un choix haïtien, Les causes du mal haïtien remontent au paiement de la dette à la France et à l’occupation américaine qui nous a affaibli, exploité nos ressources, volé notre richesse et nous a placé sous une sempiternelle dépendance. L’argent qui aurait dû servir à notre développement, a financé le paiement de la dette à la France. Le premier paiement, selon des données historiques, représenta cinq fois le revenu du pays. Haïti a dû s’endetter pour payer à la France, d’où l’appellation de double dette. L’argent qui aurait dû servir à construire des écoles, des universités, financer la modernisation, développer l’industrie et l’agriculture, s’est envolé vers la France. Pendant près de 70 ans, Port-au-Prince paie à Paris le prix de l’humanisation de l’homme noir. Je crache à chaque fois que je leur entends parler de droits humains. Si un dixième de ce que nous avons enduré dans l’esclavage était arrivé à des blancs, l’esclavage aurait été considéré crime contre l’humanité et on arrêterait d’honorer certains noms dans l’espace public.

Kouda a toujours cru à un réveil Haïtien, contrasté par la réalité d’aujourd’hui, son espérance reste intacte. Que ce soit un miracle, une catastrophe ou une crise mondiale qui force à redessiner les cartes du monde et les rapports entre les peuples, cela adviendra. Il faut juste que l’on soit prêt, et que l’école soit au rendez-vous. On a besoin d’une autre élite. Les commerçants ont fait leur temps, il est à présent temps que les intellectuels, dogmatistes et visionnaires prennent le relais. La société haïtienne de demain doit être imaginée et planifiée par des visionnaires éclairées prêtent à se sacrifier en commençant par se renier d’eux-mêmes au profit d’une cause noble. Certains ont essayé dans un passé pas lointain, que ce soit pour le départ de Duvalier, le retour et le départ d’Aristide, ou même la période « Mickiste ». Leur sang n’a arrosé aucun espoir, mais ils y ont cru. Aujourd’hui, avant les grands sacrifices de toute nature, il faut semer les graines de l’espoir, du renouveau et de patriotisme. On ne doit plus se sacrifier juste pour pouvoir importer plus de friperies ou exporter et exiler la jeunesse haïtienne à renouveler le prolétariat en Amérique du Sud et du Nord. Il est cash, Haïti doit pouvoir insuffler l’envie du retour chez ses fils et filles, les roches et les arbres ne vont pas pouvoir faire le développement et que nous devenions la grande nation que nous sommes prédestinés à être. Ne nous laissons pas limités par les turpitudes du présent ; rêvons, imaginons, planifions et construisons l’avenir.

Personnage d’un autre temps, je me suis gardé de partager son avis sur l’amour et les femmes. Les temps ont évolué, on est dans l’obligation d’y évoluer avec. Lors de notre prochaine rencontre, je vais probablement lui apporter des articles imprimés ou un livre de l’Afro-féminisme Fania Noël. Je n’ai aucun problème avec sa conception du plaisir, cela révèle de la vie privée et dans le cadre du consentement et dans le respect de la loi, on est tous libres de jouir et profiter de notre liberté comme bon nous semble. Je ne suis esclave d’aucune morale. Cependant, je crois qu’il a raison sur un point, l’intime rime mieux avec discrétion. La surexposition, l’envie de paraître à tout prix est une tendance néfaste dont on doit se défaire. Docteur Valéry Moise en parle certainement mieux dans l’un de ses textes de blog. D’après Kouda, Les réseaux sociaux restent une illusion, il est persuadé que c’est dans le réel qu’il faut s’assurer de vivre, créer des souvenirs, s’épanouir et être heureux … 

Pour finir, il a voulu parler de la vie. On a inversé les rôles et il m’a questionné sur la valeur d’une vie. Je lui ai répondu, pour faire une petite blague, si c’est celle d’une personne à Port-au-Prince ou à Paris ; à Kiev ou à Gaza. Pourquoi placer une telle question dans un endroit géographique précis ? Pourquoi cette référence à l’histoire ? On a ri, j’ai profité pour clarifier que je n’essaie pas de classer ou stratifier la douleur et la souffrance des peuples. Toutes les vies se valent-répondis-je. Je crois que nous sommes tous égaux, dans la vie et devant la mort aucune vie n’est plus précieuse qu’une autre.

Quelle est la valeur d’une vie ? Dit-il, à nouveau, pour revenir à la question initiale. La valeur d’une vie dépend de qui on est, où l’on est et ce que l’on représente. Si tu es dans un bateau d’immigrant, faisant naufrage traversant la méditerranée, peut-être l’équivalent de deux larmes et une publication dans les faits divers. Si, au contraire, tu es un homme riche disparu en mer dans un sous-marin visitant les vestiges du Titanic, tu vaux la mobilisation des armées les plus puissantes du monde et la une de toutes grandes publications. Tu es libre de ne pas partager mon avis. Parfois, pour se faire une bonne conscience ou s’affranchir de regarder la réalité en face, nous choisissons de vivre dans le déni, d’être dans l’hypocrisie face à nous-mêmes.

Toutes les vies se valent, en théorie, ou peut-être au paradis où nous n’irons pas tous. Pourvu qu’on ne soit pas Palestinien, Noir, Arabes, pauvres ou immigrant, toutes les vies se valent. Au regard de Dieu, si tu es de la lignée de Jacob, d’ascendance juive et membre du peuple choisi, quelle est la valeur de ta vie ? Si ta vie s’est perdue dans un attentat ou un accident et qu’un journaliste français est chargé de la dépêche, une vie française se démarquera d’un million de vies d’étrangers, À cause, probablement, de la proximité avec la vie en question. La valeur d’une vie est une mesure complexe. Peut-être que nous devrions commencer par nous questionner sur la valeur d’un mort.

 Si l’on meurt sur les balles assassines de l’armée d’un commando ou de résistants qualifiés de terroristes ; si l’on meurt dans une opération de police ou lors d’une tentative de kidnapping ; que l’on soit médecin, ingénieur ou petit commerçant. La vie, comme la mort, dans les sociétés occidentales, et peut-être même sur terre, sont des variables. D’abord, dans le cercle privé, en rapport avec notre proximité avec le sujet en question, qu’il soit bon ou méchant, vieux ou jeune, riche ou pauvre, que la mort soit tragique ou pénible. Mais, au regard du monde, sur le plan social, c’est surtout ce que représente une personne dans la société qui détermine la valeur de sa vie ou le poids de sa mort. Nous sommes tous égaux devant l’inégalité qui régit notre planète, disait Jacques Sternberg. 

L’inégalité a toujours été au cœur de toutes les civilisations humaines. Aujourd’hui, c’est la manière dont les pires criminels se regroupent, s’entendent, s’imposent en censeurs du monde, prédominent et asservissent les autres qui devrait inquiéter. Le fossé s’élargit un peu trop chaque jour entre riches et pauvres, que ce soit personnes ou pays, nous courons droit vers une catastrophe et la prochaine grande guerre risque de se faire entre personnes d’un même territoire si un jour, grâce à internet et les nouveaux moyens de communications, les pauvres ne s’éveillent, se regroupent, et réussissent à refaire ‘’occupy world street’’ en mieux, de manière violente et adaptée à chaque espace. Ils ont réinventé l’esclavage et le colonialisme à travers la libéralisation. Les marginalisés du monde, si un jour ils se révoltent, chambouleront le monde, peut-être cette fois, sans violence, juste en acceptant de ne plus travailler et mourir…

Je ne suis pas pour la violence, mais je me suis abstenu de commenter ou prendre le contre-pied de ce qu’il avance. J’espère simplement que nous n’arriverons pas là. Je souhaite que les riches prennent conscience à quel point l’accumulation à outrance de richesse est malsaine et qu’elle est absolument impossible sans exploitation. Je ne suis pas totalement d’accord avec lui. Mais, la vie et la mort, dans tous leurs aspects, restent des sujets philosophiques et parfois théologiques et spirituels. Je laisse à chacun, après lecture, la liberté de se faire une réponse. Quelle est la valeur d’une vie ? 

11:00 AM

Octobre 12, 2023 Lockbourne

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Auteur·e

belleayiti

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