Quand je me trouve sur le terrain, je n’utilise pas mon smartphone. Le signal internet passe très mal dans le fin fond d’Haïti et aujourd’hui encore, certaines régions du pays ne connaissent pas l’existence du courant électrique. Le pragmatisme consiste à utiliser un téléphone offrant solidité, et autonomie d’une semaine. Lorsque l’alerte de ma maman m’est parvenue, j’ai dû marcher deux heures à travers les montagnes pour arriver à un point de taxi moto. C’est le quotidien de certaines des personnes avec qui je travaille pour aller au marché, au dispensaire le plus proche, à l’école ou tout simplement pour visiter leurs enfants en ville. Je vous parle d’Haïti en 2017.
Je ne vous adresse pas ce message pour parler de moi ou de mes activités professionnelles, non, loin de là. Mon implication et mes sacrifices pour contribuer à l’auto gestion et à la prise en charge de certaines communautés en Haïti n’est pas une quête de reconnaissance. C’est mon engagement et l’expression de ma volonté pour un développement réel et une amélioration des conditions socio-économiques en Haïti.
Lorsque je suis arrivé à la maison, j’ai trouvé ma petite sœur en sanglots. J’ignorais encore ce qui se tramait. Je questionnai ma maman, elle me conseilla de consulter les réseaux sociaux, ou, à défaut, mon téléphone. À peine mon internet connecté (chez nous le mégabyte s’économise), les messages pleuvaient. J’avais eu droit à ma dose de choc. La prestation de serment de mon papa pour son troisième mandat de CASEC est venue hanter notre famille. Sur les forums, des personnes qui me connaissaient, évitèrent de commenter. D’autres partageaient la vidéo avec des commentaires tous plus irrationnels les uns que les autres. Des haïtiens de la diaspora s’érigèrent en donneur de leçons. Les faiseurs d’opinions des émissions à grande écoute se lavèrent les mains et procédèrent à la lapidation de mon papa comme lors des cas de viol, la victime est jugée coupable parce que nous voulons avoir bonne conscience.
Je vais vous parler de cet homme qu’est mon papa. L’objectif n’est pas d’obtenir votre pitié, mais, de préférence, rétablir l’honneur d’un homme bien, rude travailleur, humaniste et aimant de sa communauté.
Né le 4 décembre 1962, mon papa n’a pas connu son père. Sa mère est morte en le mettant au monde. Élevé par sa grand-mère que nous appelons affectueusement manmie, c’est un héros. Scolarisé après 6 ans, il a eu son certificat d’études primaires à 19 ans. C’était une grande joie pour toute la famille, avant lui, personne n’avait eu le privilège d’aller à l’école. Après son CEP, il a été admis dans une école vocationnelle où il a appris l’élevage. Parallèlement, il s’est formé à travers des organisations paysannes et communautaires. Comme beaucoup des enfants de nos milieux ruraux, il ne parle pas français. Mais, c’est un homme pragmatique et laborieux qui a travaillé toute sa vie. De mon enfance jusqu’à mes 30 ans, jamais la pluie ou une situation ne l’ont retenu au lit. Même lorsqu’il ne se portait pas bien, il ne ratait pas une rencontre ou un atelier, où souvent il était invité à partager ses expériences. Il n’avait pas attendu d’être candidat ou de devenir CASEC pour se mettre au service de sa communauté. Grâce à l’application de ses conseils, notre section communale a été exempt des dégâts de l’épidémie de charbon (anthrax) sur nos vaches et bœufs ainsi que la crise de la vache folle.
La politique, c’est la dernière chose qui l’intéressait. À travers des organisations sociales de bases, il s’était toujours impliqué pour notre communauté. Qu’il s’agisse de mes sœurs ou moi, nous pouvons dire qu’il n’a pas attendu une fonction ou un emploi au niveau de l’administration publique pour nous offrir une vie décente. Cela fait 5 ans que je suis licencié en agronomie et que je développe des projets en agro-foresterie et en agro-écologie, jamais je n’ai été renvoyé de l’école ou de l’université. De sa vie, il s’est fait un sacrifice pour nous éviter les peines qu’il avait connu.
Avant de se porter candidat au poste de CASEC, la population l’a plébiscité. À travers ses connexions dans les organisations communautaires, il a ouvert un dispensaire dans la zone où des cubains viennent régulièrement dispenser des soins à la population. Toute personne née et qui a grandi ici peut aussi témoigner de son dynamisme et de toute l’énergie qu’il a mis dans la création d’une coopérative paysanne de transformation agro-alimentaire. Aujourd’hui notre communauté est exportatrice de produits bio et nous travaillons pour faire reconnaître notre marque d’origine sur le marché équitable. Parmi les 5 sections communales de la commune, nous avons le plus haut taux de scolarisation et la déperdition scolaire se recule à chaque jour. Grâce aux bénéfices générés par la coopérative, nous avons une école communautaire très bien structurée dont les résultats aux examens de 9e AF n’ont rien à envier aux écoles étrangères, congréganistes et privées.
Pour les voisins, mon papa est un modèle de discipline et de leadership conseillé aux enfants. C’est un serviteur de sa communauté. Pour nous, sa famille, c’est le meilleur des pères et un bon mari. Jamais je n’ai entendu ma maman se plaindre ou je ne l’ai vue s’effondrer dans des crises de jalousie. Pour avoir grandi sans père, mon papa sait ce que cela implique une relation extra-conjugale et les conséquences que cela puisse avoir sur l’avenir des fruits qui en ressortaient en cas d’accident ou juste pour satisfaire le désir de procréation de sa partenaire. Il m’exhortait toujours à être un bon mari et un bon père. Il m’invita dès mon jeune âge à lui assister dans ses activités en vue de m’inculquer l’amour du travail et l’attachement à sa terre natale.
Il avait un rêve, il s’était battu pour sa réalisation. Vous ne nous connaissez pas, mais moi, mon frère et ma sœur sont de véritables serviteurs. Ma sœur est infirmière en ville. Mon frère, orateur comme lui seul, est avocat militant au barreau de notre chef-lieu. Mon papa ne s’exprime pas en français, ce n’est un secret pour personne et il n’allait pas se prêter à pareil exercice si on ne l’avait pas obligé. Il est loin d’être un nul ou un citoyen passif attendant son intégration dans l’administration publique pour faire son beurre. Son avenir est derrière lui, bien vécu, aujourd’hui il ne fait que mettre son leadership et ses compétences au service de sa communauté.
Comme toute personne sur terre, sa vie est un défi. Il la vit avec amour. Cela lui arrive de trébucher et de pleurer, à chacun ses points faibles, mais il s’est toujours relevé pour continuer d’aller de l’avant. Aujourd’hui encore il va se relever. Peut-être qu’un jour vos enfants étudieront ce qu’a réalisé cet homme comme beaucoup d’autres qui ne savent pas lire et s’exprimer couramment en français.
Job Peterson Mompremier
Fils d’un paysan-CASEC
27, 28 juin 2017
Commentaires