Crédit: Yohan Creemers / Flickr CC

La magnifique lettre de Job Peterson, haïtien exilé, à son épouse restée au pays

Il y a 6 ans, j’ai annoncé à ma femme que je pars, je quitte Haïti pour l’Europe. C’est une décision prise à contre cœur qui aujourd’hui encore demeure l’une des plus difficiles de mes quarante ans sur terre. Elle m’a alors regardé dans les yeux, et d’un air à la fois triste et drôle, m’a dit : “On exige des immigrés de marcher sur leur (premier) drapeau lors de la cérémonie d’accueil et de citoyenneté.” On a ri tous les deux, puis on s’est fait une accolade et gardé nos pleurs.

C’était une situation éprouvante. On ne s’était alors jamais séparés pendant une longue durée depuis que nous avons été ensemble et, elle le sait plus que n’importe qui, je n’ai jamais envisagé mon avenir en dehors de mon pays, Haïti. J’ai toujours souhaité voir grandir mes enfants et être là pour les guider et les inspirer. Je n’ai jamais souhaité me séparer des miens. Aujourd’hui encore, j’ose croire que mon avenir est en Haïti. Mais, je me suis avoué vaincu il y a déjà longtemps. La situation au pays exigeait d’être pragmatique…

D’un côté, c’était triste. De l’autre, elle avait l’air soulagée. Elle s’était toujours exprimée contre ma volonté de m’impliquer dans la politique. Elle ne voulait pas que je devienne comme son père et qu’au nom de mon amour pour le pays, je ne finisse par condamner mes enfants à souffrir. Son père était un vrai patriote, il a toujours choisi l’intégrité pour protéger son honneur et s’assurer que ses enfants puissent regarder tout le monde dans les yeux. Homme de grande culture, quand il parle on dirait une bibliothèque parlante.

Moi et mon beau-père, nous ne parlons pas souvent, mais on était toujours là l’un pour l’autre. Théologie de la libération, révolution Rouge, révolution castriste, Lutte Marxiste Léniniste, Noirisme, Négritude, révolution tranquille, syndicalisme…beaucoup de choses nous ont unis et ont permis que nous nous entendions comme si c’était moi son enfant. Peiné et à contre cœur, lui aussi, il m’a encouragé à partir. Il ne souhaite pas qu’au soir de ma vie, comme beaucoup parmi sa génération lorsqu’ils ont vieilli, je regrette d’avoir quitté ma famille pour aller vers le contenient européen. Pour moi, ce n’est pas fataliste de croire que le changement d’Haïti n’est pas pour maintenant…

Un « voyageur » sculpté par Bruno Catalano, pour représenter le manque du pays chez tout exilé. Erwin Verbruggen / Flickr CC

La veille de ce grand voyage de non-retour, nous organisâmes « des retrouvailles d’au revoir ». Je me repasse encore les souvenirs, chaque expression d’inquiétude sur les visages. Je repense à chacun des conseils que j’ai reçu ce soir-là. 

Le lendemain, le sommeil emporta un bon ami censé me déposer à l’aéroport. J’ai dû improviser le trajet vers mon vol. Rien ne s’est passé comme prévu. Arrivé dans ce pays étranger, aucun plan n’a tenu et la majorité des personnes sur qui je croyais pouvoir compter se sont évaporées. Dieu merci, le peu de soutien que j’ai eu m’a permis de résister et de traverser les situations les plus difficiles.

Le plus triste dans ce voyage c’est que j’ai laissé, en dépit du support de mes amis et de ma famille, une grande partie de moi au pays. Si vous connaissez les sculptures « les voyageurs » de Bruno Catalano, vous voyez sûrement de quoi je parle et à quoi je fais allusion. Cela engendre un vide immense, une situation de manque permanent qui souvent nous pousse à nous éloigner de tout le monde et ne pas pouvoir contempler tout ce que notre nouvelle vie nous offre. Que c’est triste de vivre avec la culpabilité d’avoir laissé les siens derrière. On n’arrive plus à se regarder, on perd confiance, on a peur de tout et de tout le monde. On s’ostracise, on se censure. On devient un mort vivant attendant que la mort fasse de nous un convive.

Six ans se sont écoulés. Les choses vont mieux. J’espère bientôt fouler le sol de mon pays, revoir mes enfants -heureusement qu’il existe les appels vidéo, sinon peut-être que nous ne serions pas en mesure de nous reconnaître, tellement de changement. Revoir mes parents. Comment vont réagir mes oncles et cousins avec qui je n’ai jamais parlé? Que pensent-ils ? Je m’en fous. Ce sera par-dessus tout une joie intense de les revoir et de pouvoir les prendre dans mes bras. Tout ce qui compte pour l’instant c’est de pouvoir les regarder dans les yeux et leur expliquer combien ma journée n’a pas été facile et que m’éloigner fut le choix salutaire. 

Tout ça aurait du suffire à me rendre joyeux. Mais, non. Ma femme adorée est morte l’année dernière. Comme son père avant lui, je n’ai pas pu assister aux derniers hommages. La vie est ainsi faite.

A défaut de pouvoir t’embrasser une dernière fois et en reconnaissance de tout l’amour et tous les sacrifices consentis à mon égard, j’écris ce texte.

P.S. Dans 17 jours ce sera ton anniversaire, alors, de là où tu es, si tu me vois, je t’ envoie pleins de bisous. A jamais et pour toujours, je t’aime.

Job Peterson

07.07
5.44

Partagez

Auteur·e

belleayiti

Commentaires

Cassandra Alfred Dorsainvil
Répondre

Touchant

Marie
Répondre

Histoire émouvante qui reflète la réalité de beaucoup de personnes qui ont dû s'expatrier sans espoir tangible de retour. Cela nous permet de mieux comprendre les autres et aussi de voir plus clair dans nos choix. Sommes-nous prêts à ce qui nous attend à chaque aurevoir ?