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DERNIÈRE DANSE !

Julietta,

Tu dois sûrement te demander pourquoi ce texte apparaît dans l’espace « Insertion demandée ». Et bien, je vais vite te le dire. Quand j’ai décidé de te contacter une dernière fois pour te renouveler mes « je t’aime » après notre rupture, publier un texte dans les colonnes de ce journal dont tu as toujours été fidèle lectrice a été pour moi la seule garantie. Il n’y a que cela qui m’aurait assuré que tu finisses par me lire. J’ai songé à utiliser « Julietta », le prénom qu’on souhaitait tant donner à notre première fille si seulement dame nature nous avait été généreuse. Quand j’ai envoyé le texte au journal, il m’a été retourné sous prétexte que c’était un texte publicitaire.

Je l’ai lu et relu avant que des amis finissent par m’expliquer combien les choses sont devenues difficile pour les médias. La rentabilité financière et le trafic d’influence ont remplacé le désir de servir, d’informer et de former la population. Faute de commanditaire, certains médias cherchent de la publicité dans les moindres détails en allant même jusqu’à prêter des intentions aux auteurs. Une dictature des idées s’est installée, la ligne éditoriale des grands journaux concorde aux idées dominantes, la critique est assassinée. Certains propriétaires de journaux sont même devenus riches comme Crésus, tandis que les journalistes tardent encore à avoir une meilleure condition de vie et de meilleures conditions de travail.

Ma chère, je m’apprête à te dire quelque chose. J’y pense et j’en ris. J’ai la certitude que ton mari va te cuisiner sur ce texte, que tu ne vas pas commenter avec lui, de peur de lui briser le cœur. Pour l’heure, il doit déjà te demander ce qui t’accapare autant devant cet ordinateur. Fort malheureusement, tous les lieux et noms évoqués dans ce texte n’auront de sens que pour toi et moi.

Julietta, le cancer me ronge. C’est peut-être la dernière fois que tu me lis. Je vais bientôt partir vers l’au-delà. Je suis un condamné à mort. Peut-être qu’au final, je choisirai l’injection létale. La mort sera sûrement plus douce. Pardonne-moi de te parler si franchement, si tristement. La douleur a fini par me mettre à genou. A l’instant même où je t’écris, il n’y a que les souvenirs magiques de notre jeunesse, entre club littéraire, théâtre et cinéma qui apportent un morceau de bonheur à ma pénible existence. Je dois te dire ma chère, d’Haïti au Congo, j’ai été un homme de conviction. Cette noble qualité que tu as toujours appréciée chez moi. Ma position contre le monde unipolaire, l’exclusion, l’exploitation et la démocratie téléportée que prône l’Occident a éclipsé toutes possibilités que mes œuvres puissent être récompensées un jour. Je ne regrette rien pourtant. Un jour, on dira sûrement que j’ai exigé que la pensée soit libre en politique, le débat désintéressé. Et cela me conviendra.

Julietta, j’ai appris qu’aujourd’hui encore, malgré les avancées dans la technologie, en matière de téléphonie cellulaire, tu es restée prisonnière de celui qui avait juré de te rendre heureuse. Femme au foyer, dépourvue de toute vie sociale, il m’était difficile de te rejoindre. C’est en pensant à toi, à nos souhaits et expériences d’adolescents que j’ai fini par me souvenir d’une chose, ton amour pour la lecture. Oui, je m’en souviens comme si c’était hier. C’était ta façon à toi de te déconnecter du reste du monde, de partir en quête de sérénité. Nous deux, Arlequin, Romans photos… que de choses qui ont marqué notre jeunesse et qui nous ont fait rêver. On s’était vus comme Roméo et Juliette, Cocotte et Figaro… Ce fut le temps où les jeunes s’adonnaient aux choses de l’esprit.

J’ai appris qu’après ton mariage, la lecture était devenue un moyen de noyer ta peine. J’ai appris aussi, que ton mari et toi avez déménagé du Cap-Haitien pour vous installer du côté de l’Acul du Nord, commune calme et paisible du Nord d’Haïti. Ce sont, malheureusement, les seules nouvelles que j’ai pu avoir de toi. Puisqu’il fallait passer toute une journée à la Téléco pour pouvoir parler avec un proche à l’étranger, je ne demandais les nouvelles que des personnes qui me sont chères. Les tiennes ne m’ont pas toujours plu, mais je tenais toujours à en avoir.

« Tu es affectueux, tendre, attentionné, compréhensif. Tu es ce genre d’homme que nombreuses femmes souhaitent avoir dans leurs vies… » Ces mots ne sont pas une déclaration d’amour. C’est bien entendu un extrait de ce mémo que tu m’as laissé avant de couper les ponts avec moi, il y a déjà plus de 30 ans. Je viens de le redécouvrir. Et tu avais conclu : « Je t’aime comme un frère. Tu n’es pas un homme pour moi. » Je t’aimais, tu sais ? Je t’aime même. Mais, il n’y a pas l’ombre d’un doute, malgré tout cet amour consenti, nous n’étions pas faits pour être ensemble. Avec le temps, j’ai fini par te donner raison. Et le peu de temps que nous avions passé ensemble ne peut guère nous faire prétendre le contraire. J’ai été plus un père, un frère, un ami, même lorsque j’aurais dû être un simple amant, un flirt, un objet sexuel…

Ce n’est qu’après avoir relu cette note que j’ai décidé de te parler de notre dernière danse. Elle est d’ailleurs l’un des faits marquants de ma misérable existence. Pardonne-moi si tu trouves qu’il est trop tard pour en parler. Je dois t’avouer, depuis notre rupture, j’ai invité des centaines de femmes à danser. Je recherchais de l’alchimie, je voulais me sentir bien. Je croyais qu’à travers la danse on pouvait savoir si un homme et une femme peuvent s’entendre, se sentir bien l’un et l’autre, l’un en l’autre. Je ne parle pas de ces femmes dénudées servant de nos jours d’appât pour attirer et faire consommer des clients là où le scrupule, le confort, l’innovation et la qualité du service, font défaut. Je parle des femmes fières, scrupuleuses. Celles qui tiennent à leurs têtes, bien plus qu’à leurs fesses. C’est bien d’elles que je parle…

Une fois, j’ai failli perdre ma tête. Une fille m’a harcelé pendant longtemps, rien que pour lui accorder une danse. Quand j’ai enfin décidé de lui plaire, nous nous sommes faits rattraper par son fiancé dans un resto dansant du quartier, avant même que nous ayons le temps d’exécuter une danse. Depuis, j’ai perdu ce désir fou de tenir la main et la hanche d’une femme sur une piste de danse. Je me suis replié. Désormais, je voudrais apprendre à danser. T’en souviens-tu ? J’ai toujours été piètre danseur. Et je n’ai jamais compris non plus comment des gens qui ne savent pas danser prennent autant de plaisir à piétiner les autres sur une piste de danse, prétendant qu’ils sont en train de danser.

Revenons donc à notre dernière danse. Il était 11 heures, je venais de réserver mon billet à une agence de voyage. Tu le sais bien, voyager a toujours été une source de joie pour moi. Mais, cette fois, rien qu’à l’idée d’y penser, cela me frustre. J’étais triste. Je pensais à toutes ces choses, tous ces gens, tous les endroits magnifiques qui ont bercé mon adolescence et que je vais devoir laisser derrière moi. C’est là que j’ai décidé de passer un dernier moment avec toi.

T’en souviens-tu ? Tu étais en couple avec un bonhomme qui habitait en face de chez toi. J’ai hésité pour te faire l’invitation. En plus du rejet, je ne voulais pas qu’un rencard avec moi t’attire des ennuis. Pourtant, mon désir était bien plus fort que ma raison. J’ai donc pris ma plume pour t’écrire une lettre. Les mots venaient au compte-goutte. Sur du papier rose parfumé, j’ai essayé de te faire un acrostiche. Cet exercice familier était devenu si difficile que j’ai fini par écrire sur une feuille de cahier : « je veux que tu sois la dernière fille m’ayant accordé une danse en Haïti ».

Lorsque la petite qui jouait le rôle d’intermédiaire est revenue avec le bout de papier ployé en je ne sais combien de morceaux et que j’ai lu ce message, grande fut ma surprise. La réponse était : « Avec joie ». J’ai souhaité danser les meilleures chansons de l’orchestre Tropicana d’Haïti avec toi ce jour-là. J’ai rêvé d’un pur moment de contemplation et de tendresse. Mais bon… La journée a été longue. Ce jour là, tu n’étais pas au service d’urgence de l’hôpital. Comme par magie, tu étais en congé. En plus d’avoir la vocation de marquer notre dernière rencontre, ce jour-là devait être mon dernier jour au Cap Haïtien.

A l’époque, les bus voyageaient la nuit. Je devais prendre La princesse durant la soirée pour arriver à la Capitale avant 8 heures et prendre l’avion après 3 heures. Un voyage qui fut long et qui n’était pas encore terminé. Je devrais préparer mes bagages, visiter les parents, passer du temps avec maman. L’odeur de cassave, de mamba et de noix, exhalait mes narines. Maman était inquiète et anxieuse. Elle avait peur de ne plus me revoir. On aurait dit une prophétie. Ça a fini par arriver. Elle s’est éteinte derrière moi. Tout comme papa. C’est même de là qu’est venu mon dégoût pour Haïti. Ils étaient accusés de communiste.

L’heure venue, je ne sais pas si tu étais là à m’attendre. J’ignore même si tu as porté cette robe que j’admirais tant et qui te mettait si bien en valeur. Mais, une chose est sûre, tu m’en veux encore. Avec raison d’ailleurs. Je n’ai pas été a ce rendez vous pour lequel tu étais prête à affronter le diable. Tu as tout risqué, rien que pour ce petit instant en ma compagnie. Mais, j’ai dû partir avant l’heure. Je le regrette sincèrement. Ce n’était pas intentionnel. J’ai été obligé de plier bagages, sinon ton père m’aurait tué. J’ai appris après des années que ton ex-petit ami d’en face avait dit à un tonton macoute que je conspirais de prendre l’arsenal en assaut. Le message m’était parvenu à la Plaine du Nord. De là, j’avais dû me réfugier au Limbé avant de me ressourcer à Plaisance. J’ai dû changer de nom, me déguiser, devenir quelqu’un d’autre. Quelques mois plus tard, j’ai franchi Dennery, Saint-Michel de l’Atalaye, et Saint Raphaël… pour me rendre en République dominicaine. Là-bas, j’y ai vécu 3 longues années avant de me rendre au Canada pour ensuite me rendre au Congo.

Chère Julietta, je regrette encore que cela n’ait pas eu lieu. Je t’aime. Je t’aime encore. J’ai connu des centaines de filles partout ou j’ai eu à séjourner, mais jamais je ne me suis marié. Pour immortaliser  cet amour que je te porte, je m’étais promis de rester seul toute ma vie. Parfois, pour éterniser certaines émotions, il vaut mieux que les personnes en question ne soient pas ensemble. S’aimer, ce n’est pas le fait d’être ensemble, mais d’être inséparable. Julietta, tu n’as pas quitté mon cœur.

Une Fiction de Job Peterson MOMPREMIER

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Auteur·e

belleayiti

Commentaires

Aljany
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J'avoue que ce texte est super long. A mon sens, il faudra écrire moins la prochaine fois, question de faciliter la tâche à plus de lecteurs. Car nous vivons à un moment donné où la lecture n'est plus une distraction. Sinon, le texte est très bien. Bon travail Peterson!

Brunel
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Moi je ne trouve rien à redire! J'aurais passé des heures à lire des textes de ce genre. Je vous en félicite Peterson.

Marie L.
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J'aime! Lu et relu :D

Cesar Gaelle
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C,etait comme si je vivais reelement l,histoire...je te felicite.